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Les États-Unis exercent sur l’Europe, et en particulier sur la France, un impérialisme judiciaire et juridique des plus étonnant qui n’a, jusqu’ici, jamais provoqué de réaction décisive, ni de protestation collective. Or, la France se dote de textes et de procédures directement imités des États-Unis qui généralisent la justice négociée. Explications.

L'administration américaine parvient à convaincre des entreprises de lui verser dans le cadre de sanctions négociées des sommes pharaoniques. De nombreuses entreprises européennes, BNP Paribas (9 milliards), HSBC (2 milliards), Commerz Bank (1,5 milliard) ont accepté de négocier avec l’administration américaine et le Parquet fédéral de New York des transactions démesurées sous la menace de poursuites judiciaires mais surtout de se voir définitivement exclues du marché américain, ce qui constitue un problème majeur pour des entreprises multinationales.

La justice négociée a, aux États-Unis, remplacé la justice telle que nous la pratiquons en Europe et en France. Selon des statistiques largement partagées, aux ÉtatsUnis, la justice pénale est rendue dans le cadre d’une négociation et donc d’un « plaider coupable » dans plus de 97 % des cas. Contrairement à la France où est appliquée la règle du non-cumul des peines, le procureur américain a le pouvoir et le droit de menacer la personne poursuivie de requérir contre elle plusieurs dizaines d’années de prison ou même la peine de mort ce qui incite le prévenu et son avocat à accepter quasi systématiquement la transaction proposée.

Nous pouvons nous interroger sur le mécanisme qui permet à l’administration judiciaire américaine de poursuivre et de condamner les sociétés étrangères pour des faits qui ne se sont pas déroulés sur le territoire américain. Ce mécanisme est simple même s’il est surprenant qu’il puisse fonctionner sans opposition. Depuis le début des années 90, les États-Unis exportent l’application de leurs lois dans le monde entier. Le département de la Justice (DoJ) considère que les États-Unis sont compétents pour juger les violations
de leurs législations, même commises à l’étranger, par des étrangers lorsque cette violation possède le plus infime lien avec les États-Unis. Aussi, un e-mail passé sur une messagerie dont un serveur est situé aux États-Unis a été considéré comme un lien suffisant. C’est ainsi que les autorités américaines se sont octroyées avec le temps une sorte de compétence judiciaire universelle illimitée !

LA CROISADE MORALE

Les lois « transnationales » ont d’abord été destinées à punir les violations des droits de l’homme, les génocides, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, la corruption, le financement et le soutien au terrorisme, leur arme de prédilection étant l’embargo qu’il soit limité à certaines transactions ou total. La liste est longue de ces législations appliquées de manière totalement « impérialiste » :

  • Loi d’Amato-Kennedy (Iran and Libya sanctions Act 1996),
  • Loi Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity 1996),
  • Iran Threat Reduction and Syria Human Rights Act 2012,
  • « JASTA », Justice Against Sponsors of Terrorism Act 2016.

Ces obligations doivent être respectées pour ne pas encourir les foudres du DoJ. Des entreprises françaises qui avaient décidé de résister ont fini par accepter d’expier leur péché par le versement d’espèces sonnantes et trébuchantes à l’administration américaine.

LES LOIS FINANCIÈRES 

C’est dans le domaine de la finance et de son avatar que les États-Unis se sont montrés les plus inventifs. Sous la pression des États-Unis, l’OCDE adoptera en 1997 une Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. Après la tragédie du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme et son financement permettra des investigations dans toutes les entreprises mondiales. Par la suite, des scandales financiers (Enron, Worldcom, etc.) conduiront les États-Unis à prendre des textes en matière de réglementation bancaire, comptable et de conformité, qu’ils imposeront à toutes les entreprises qui souhaiteront faire des affaires avec les États-Unis (Sarbanes Oxley, Bank Secrecy Act).

LE MÉCANISME

Les entreprises européennes se retrouveront poursuivies par le DoJ qui procède à une enquête permise par le « Discovery ». Cette procédure oblige la personne poursuivie à communiquer tout ce qu’elle possède sur la question objet de l’enquête, sous peine de sanctions immédiates. À l’issue de l’enquête, le Parquet américain proposera une transaction. Les entreprises acceptent ce traitement pour de multiples raisons comme l’incertitude judiciaire de la comparution devant un jury populaire, la volonté de mettre fin le plus vite possible à un contentieux qui nuit à l’image de l’entreprise, le besoin de tourner la page, mais surtout la crainte d’être exclu du marché américain constituant souvent une part clé du chiffre d’affaires des sociétés multinationales. Pourtant refuser de plier devant le DoJ n’est pas impossible, bien qu’il s’agisse d’une tâche difficile.

LA PERTE DE L’INNOCENCE

Les entreprises et les gouvernements européens ont fini par s’interroger sur les résultats de cette application de la Lex americana, notamment parce que la procédure de Discovery permet de recueillir une documentation sur l’entreprise, son fonctionnement et le cas échéant ses secrets d’affaires. La négociation avec le DoJ s’accompagne d’audit, de monitoring de conformité ou d’enquêtes internes menées à charge par des cabinets anglo-saxons installés en Europe.

Le barreau de Paris a été conduit à publier un « Vademecum de l’avocat chargé d’une enquête interne ». Les polémiques récentes sur la manipulation des données par la National Security Agency (NSA) compliquent encore le sujet. Le fait que l’entreprise poursuivie par le DoJ soit ensuite rachetée par son concurrent américain a ému certains observateurs qui n’hésitent plus à parler de guerre économique au moyen du droit ! Le rachat par General Electric des activités Energie d’Alstom n’a pourtant pas été un succès économique pour l’américain qui revendra une partie de ses achats à EDF en 2022.

Dans le « Top Ten » du FCPA 2022, une seule entreprise condamnée est américaine, les neuf autres sont européennes dont deux françaises. Selon le rapport parlementaire des députés Lellouche et Berger, entre 1977 et 2014 le FCPA a été appliqué dans 30 % des cas à des entreprises non américaines mais celles-ci ont versé 67 % des amendes prononcées.

Le but serait de frapper les entreprises étrangères en cause pour les affaiblir et le cas échéant permettre leur rachat par leurs concurrents américains. La DGSI s’est alarmée de l’offensive américaine contre les entreprises françaises destinée à s’emparer de leurs informations sensibles. Malheureusement, la loi de blocage française de 1968, révisée en 1980, qui était une tentative pour freiner la soif dévorante de l’Oncle Sam, en limitant les conditions de son accès à l’information ne semble servir à rien car elle n’est pratiquement jamais respectée. La Cour suprême des États-Unis l’a même reconnu dans un arrêt de 1987, en notant son peu d’application et ses sanctions modestes. Au niveau européen, un mécanisme similaire a été adopté avec le règlement de blocage de 1996, mais il peut également être considéré comme un « tigre de papier ». En somme, il vaut mieux violer la loi française que d’encourir les foudres de la loi américaine.

LA RÉACTION FRANÇAISE

Pour la Mission d’information Lellouche/Berger, une des solutions consiste, en cas de corruption, à exercer des poursuites en France, afin d’éviter que les États-Unis ne prennent l’initiative. C’est ce qui résulte logiquement des motivations de la loi Sapin II destinée à juger en France les délinquants français et d’empêcher ainsi l’Oncle Sam de capter des secrets d’affaires, sous couvert de faire régner l’ordre moral.

Des faits susceptibles d’être qualifiés de corruption étaient judiciairement poursuivis sous la qualification d’abus de biens sociaux pour permettre de jouir d’une plus longue prescription. Cela avait d’ailleurs donné lieu à une évolution de la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en 1997. La France s’est donc dotée d’une loi nouvelle (Sapin II sur la prévention et la lutte contre la corruption), d’une autorité de poursuite, le Parquet national financier (PNF) et d’une autorité de prévention et de sanction l’Agence française anticorruption (AFA).

Cependant, tout en essayant de lutter contre l’impérialisme juridique et judiciaire américain, la France glisse lentement, vers des pratiques judiciaires anglo-américaines qui ne sont pas forcément les plus admirables. C’est le cas de la Convention judiciaire d’intérêt publique CJIP qui, créée par la loi Sapin II, est au cœur du mécanisme français de prévention et de lutte contre la corruption. Elle permet à une personne morale de négocier une peine avec le parquet national financier.

Celle-ci est une sorte de copie du Deferred Prosecution Agreement, (DPA). Elle n’implique pas la reconnaissance de culpabilité. Elle s’applique à la corruption, au trafic d’influence, à la fraude fiscale et au blanchiment. Depuis la loi du 24 décembre 2020, elle s’applique également aux infractions prévues par le Code de l’environnement.

Une vingtaine de CJIP a été signée depuis la mise en place en 2017 de la loi du 9 décembre 2016, dite Sapin II. La justice française ne condamne pas des entreprises étrangères pour des faits qui n’ont aucune relation avec la France. Alors que l’Union européenne prétend se présenter comme une union capable de sanctionner ceux qui se croient en droit d’envahir militairement leur voisin, comment admettre qu’un pays ami et allié se permette de juger et de condamner à des amendes des sociétés étrangères par des artifices procéduraux de manière totalement impérialiste à la limite de l’espionnage industriel sans qu’il n’y ait aucune réaction collective de l’Union, chaque État étant contraint de régler le problème comme il le peut.

Quant à l’accélération du règlement des procédures par la CJIP, l’argument n’est que modérément recevable dans la mesure où l’on constate qu’un certain nombre des CJIP négociées depuis 2017 l’a été après saisine du juge d’instruction dans le cadre de l’article 180-2 du Code de procédure pénale ce qui sous-entend un délai de traitement relativement long du dossier. On peut reprocher à la CJIP de ne concerner que les personnes morales. Or l’action de la personne physique en matière de corruption n’est quasiment jamais détachable de ce qui est considéré comme l’intérêt de l’entreprise. Cette procédure abandonne le salarié qui a accepté de se compromettre pour l’entreprise en croyant bien faire ou pour conserver sa situation.

Certes, ce collaborateur pourra avoir recours à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité CRPC, nouvelle copie conforme du « plea bargaining » américain, mise en place en France en 2004. Cette procédure du « plaider-coupable » a été inscrite dans le droit français en 2004 par souci d’efficacité et d’accélération du traitement des procédures. Son champ d’application a été élargi par la loi du 13 décembre 2011. Cependant, il semble que l’objectif atteint soit moins l’accélération du traitement des procédures que l’élargissement des possibilités de poursuites. 

***

L’Oncle Sam continue donc de nous imposer sa loi et la compétence de ses juges même si des efforts ont été consentis en France pour éradiquer le pseudo laxisme qui justifiait l’interventionnisme américain. Cependant, on peut regretter que la France ait choisi d’imiter les États-Unis sur la justice négociée mais surtout que l’Union européenne si prompte à intervenir sur de nombreux sujets d’ordre juridique (RGPD, RSE, travail forcé) ne soit pas suffisamment « vigilante » pour bannir des comportements qui sont inacceptables de la part d’un pays ami et allié. Malheureusement, comme le rappelait le Général de Gaulle « un pays n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts ». Cependant, il ne faut pas désespérer du futur réveil de la France puisqu’à l’occasion du 8e Comité de pilotage des acteurs de la coopération juridique et judiciaire à l’international, le Quai d’Orsay a publié la première stratégie d’influence française par le droit pour les années 2023/2028 ce qui est une première en Europe. Il faut espérer qu’il s’agisse de faire du droit français et du droit européen de véritables outils d’influence.

 

Maître Ron SOFFER et Maître Jacques FOURVEL
pour la Revue Politique et Parlementaire

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